Et si le futur était derrière nous ?

Selon que vous soyez nostalgique, procrastinateur ou optimiste, vous soupirez sur le temps qui passe, tempêtez contre le temps qui vous a manqué pour écrire vos vœux ou vous réjouissez d’avoir encore du temps pour, cette fois, rattraper le temps perdu l’année dernière। Et, comme chacun, vous espérez, en regardant droit devant, vers le futur, que cette année sera meilleure.

Au musée d'Auckland, les sculptures précieuses du He Taonga Maori. Le passé, le présent et le futur du peuple maori.
Mais, savez-vous que si vous étiez un Maori de Nouvelle Zélande, vous regarderiez le futur droit derrière ? Parce que là-bas, dans le Pacifique, on considère que c’est le passé qui est devant nous. En langue maori, « devant » se dit « devant les yeux ». Le passé que l’on connaît est donc devant. Et le futur, encore inconnu, est, logiquement, derrière. Une pirouette linguistique ? Pas tout à fait. Car si la langue exprime une certaine manière de voir le monde, c’est aussi l’approche que l’on a du monde qui modèle la langue.

Les Maori ne sont pas seuls à penser ainsi. Dans les Andes, une petite société, les Aymara partagent la même conception. Ainsi que les Malgaches, les Toba en Bolivie, et les Indiens de Taos Pueblo au Nouveau-Mexique, qui, pour désigner leur manière de regarder vers le futur, jettent un œil derrière leur épaule gauche.
Dans ces sociétés, ce qui importe, c’est la perception que l’on a d’un phénomène, et non pas l’idée de linéarité qui est propre à nous, Occidentaux.

  • Chez les Aymaras, l'orateur désigne l'espace devant lui pour évoquer le passé.
  • Source: Université de Californie - Illustration: ©Rafael Nunez, UC San Diego
Ce qui voudrait dire que le « temps » ne serait pas ce flux qui s’écoule inexorablement, en allant d’un point à l’autre, avec un passé, un présent, un futur bien à leur place ? Ce matériau que l’on pourrait mesurer, perdre, retrouver ou gagner ? Découper dans les emplois du temps, organiser dans les agendas, scander par les horloges ? Pourtant quoi de plus évident et universel !

En apparence… Car les physiciens et les philosophes s’accordent pour dire que le mot « temps » ne signifie rien de ce qu’il est censé exprimer. Et dès que l’on veut en saisir le contenu, celui-ci se fond dans les brumes. Selon un spécialiste du temps en physique, Etienne Klein, les physiciens en ont fait un concept qu’ils ont su utiliser mais qu’ils sont bien incapables de définir.

Et si le temps était une invention de l’Occident ? Au fond, ce terme n’existait pas dans la Chine classique. Il a fallu inventer une traduction lorsque les Chinois ont rencontré les premiers Européens qui s’aventuraient dans l’Empire du Milieu au 19e siècle.
Pour les Chinois, la réalité c’était la durée, les saisons… Mais pas ce curieux concept. Cette donnée, considérée comme extérieure à nous et que l’on se donne l’illusion de contrôler.

Pour comprendre cette différence tournons-nous vers la Grèce antique (ou comme diraient les Maori regardons devant…). Les philosophes de l’Antiquité, pour définir la réalité, ont fait un choix : passer par la perception, par le regard. Le monde est ainsi devenu un objet de connaissance. Et il l’est resté. Un objet à analyser et à comprendre, par des classifications, des catégories… Ce qui a produit une science et une technologie prodigieuse. Ce qui a conduit aussi à tout séparer en entités isolées, la nature, la forme, le temps, Dieu, la matière, l’être…

Alors qu’en chinois, le mot « être » n’existe pas non plus. En Chine on « n’est » pas en soi. On n’existe que par sa relation à l’autre, au groupe, au cosmos. Cent ans de Révolution et de volonté de faire table rase du passé n’y ont pas changé grand chose. On connaît l’anecdote des contrats signés en Chine par des hommes d’affaires français. Ils croient l’affaire bouclée, reviennent le lendemain pour saluer leurs homologues chinois, heureux de reprendre leur avion, et hop, on leur annonce qu’il va falloir tout réétudier
Logique, ce contrat était le reflet d’un moment. Si de nouveaux événements interviennent, le contrat doit être transformé. Il n’est pas coulé dans le marbre comme une sculpture grecque. Il appartient au monde flottant des estampes chinoises, où l’on sait bien que « seule l’impermanence est permanente ».

Car les Chinois, eux, ont fondé leur conception du monde à partir de la respiration. Quel rapport direz-vous avec le temps et avec cette affaire de contrat flottant ?
Et bien, si l’on considère la réalité par cette inspiration et cette expiration, ce « dedans-dehors », elle n’est pas extérieure à nous. Nous sommes au contraire totalement lié à tout ce qui constitue le monde par ce souffle qui est en même temps une énergie, le chi. Tout s’y engendre, les humains, les paysages, les montagnes, l’eau… dans l’alternance, l’équilibre et la relation.

Toute chose n’existe que par son contraire selon le principe du yin et du yang, du vide et du plein, du mouvement et du repos… Le chi, ce flux vital, circule ainsi de manière cyclique à travers un réseau continu de relations entre le tout (le macrocosme de l’univers) et les parties (le microcosme humain)… Dans cette perception du monde, les processus sont continus et, bien sûr, la transformation permanente… Et incontrôlable.

Tata, à demain !


Si vous vous rendez un jour en Nouvelle-Calédonie, vous serez peut-être surpris lorsque des amis Kanak rencontrés pendant le séjour vous raccompagneront à l’aéroport. Ils risquent fort de vous dire : « Allez tata, hein ! (tata c’est sympathique, c’est un signe de salut), à demain ».

Des sujets de perplexité, vous en aurez connus pendant ce voyage, mais là, cela devient très curieux. En fait les Kanak ne disent pas « au revoir » car ce serait une coupure, quelque chose qui se termine… Impensable ! Les liens une fois créés se perpétueront toujours. Alors on se salue par « à bientôt », ou « à demain » quelle que soit la situation….

La relation aux choses, aux gens, à l’univers est fondamentale et ce serait mettre en danger cette harmonie que la briser par des paroles inconséquentes !

Comme dans la plupart des sociétés non occidentales, l’important n’y est pas de tout caser dans un programme mais de maintenir la cohésion. En restant synchrone avec l’ensemble. Dans un pays comme le Japon, où la notion de groupe prime, où l’on se définit selon le contexte, on contrôle fréquemment sa respiration pour être « en rythme » avec son interlocuteur, pendant une conversation.

Cette notion du rythme est primordiale pour l’anthropologue américain Edward T. Hall, qui montre comment des séries complexes de rythmes dominent tous les comportements humains, à la manière d’une symphonie. Et comment ce qui relie les individus les uns aux autres est un tissu de rythmes corporels.

Ces rythmes propres à chaque culture, le bébé les intègre dans les tout premiers temps de sa vie et d’abord in utero. C’est ce rythme qui va par la suite imprégner tout le fonctionnement d’une société de manière très souterraine, les manières de bouger, de parler, de se rapprocher les uns des autres ou de s’éloigner, de prendre une décision et de commencer une action. Aussi, quand des membres de cultures différentes se rencontrent, cela peut donner un ballet un peu heurté sans raison apparente.

La « danse de la vie » selon la belle formule de E. T. Hall, qui considère que le rythme est un des éléments essentiels à la survie de l’espèce, recèle encore bien des secrets. Comment comprendre, par exemple, que les plus grands sportifs dominent tous leurs concurrents alors qu’ils semblent se mouvoir sans effort apparent, mais dans un rythme parfait ? C’est la grande vérité du zen. Ce n’est pas la tension et l’effort qui permettent de toucher la cible. C’est lorsque l’on ne fait plus qu’un, avec l’arc, la flèche, la cible, le rythme universel.

Vécue sans séparation et sans projection, cette symbiose, permet d’être en adéquation avec le moment juste cher à la pensée chinoise. Il s’agit de sentir de l’intérieur, comme dans la respiration, l’arrivée du moment opportun, et de le suivre, contrairement à la tradition européenne, issue de la pensée grecque, de projeter l’idéal que l’on veut atteindre et d’y parvenir par un plan préétabli. Ce qui fonctionne bien avec la technique. Avec les humains et le vivant, ses comportements aléatoires et ses processus imprévisibles, c’est moins sûr.

Cette notion de moment adéquat est, pour la Chine, si profonde que, souvent, l’on ne nomme pas un nouveau-né à sa naissance, mais quand le « moment est venu ». Dans le cas d’un couple mixte, on donnera d’abord au bébé un nom occidental puis on attendra… Confucius ne disait-il pas : « Faire comme il faut, au moment adéquat » ?

Comme tous ces rythmes s’entremêlent avec nos propres horloges internes (oui, au pluriel, car nous aurions plusieurs structures dans notre cerveau qui génèrent nos biorythmes), les nouvelles disciplines, chronothérapie (pour la prise de médicaments selon les rythmes biologiques), chronopsychologie (qui s’insurge contre les conditions de travail actuelles) ont de beaux jours devant elles. Quant à l’école, les experts préconisent de nouvelles études à grande échelle pour mieux connaître les rythmes des enfants et leurs variations.

Rythme, harmonie, attente du juste moment. N’est-ce pas ce que traduit aussi cette parole des Indiens Guarana d’Amazonie : « Chez nous, sagesse se dit « Aranda », ce qui signifie sentir le temps. » ?





Cette recherche sur la perception du temps a été l'occasion de chroniques pour Prosper, le magazine culturel basé dans le Vaucluse..

Des heures qui comptent plus de 60 minutes

Dans le Japon ancien, l’heure valait deux de nos heures actuelles. Les douze heures qui rythmaient une journée portaient le nom des animaux du zodiaque chinois. Si vous étiez du matin, votre heure aurait été celle du lièvre (de 5 h à 7 h). Les couche-tard, eux, suivaient l’heure du rat (de 23 h à 1 h du matin).

De plus la durée de ces heures variait selon les saisons de l’année ! Un défi lorsqu’il a fallu adapter les horloges européennes, introduites par les missionnaires au 16e siècle, à la vision du temps japonais. Il faudra attendre la fin du 19e siècle pour que le gouvernement japonais adopte la pratique occidentale et remettent les pendules à l’heure.

Mais ceci n’est qu’apparence, sans doute nécessaire pour que les trains, entre autres, arrivent à la même heure. Le temps, comme nous le savons, n’est pas affaire de mécanique. Dans l’Empire du Levant, l’approche du temps est, là aussi, bien différente de celle que nous connaissons. Elle est fondée sur un concept très particulier celui du MA, l’espace-temps. L’un et l’autre sont inséparables. MA c’est comme un intervalle, une pause, le moment juste avant qu’il se passe quelque chose.

Negative Space
Tous les arts, la musique, le théâtre, l’architecture sont appelés « arts du MA ». Dans le théâtre traditionnel, Kabuki ou No, c’est une pause entre les dialogues, en musique, MA dépend du choix du musicien, c’est lui qui choisit ce moment d’interruption entre les notes. Dans la calligraphie ou la peinture, MA est l’espace vide qui va mettre en valeur tout le reste.

Ce mode de pensée par le vide, l’espace, l’intervalle, se traduit dans la langue où les silences entre les mots sont très significatifs. Les phrases en japonais sont normalement laissées en suspens ce qui correspond même à une forme grammaticale. À charge pour l’interlocuteur de les terminer. Tout comme de comprendre par le contexte le temps d’une l’action car le présent et le futur s’expriment de la même manière.

L’éphémère, l’impermanence sont la seule vérité. Et c’est de là que vient l’émotion, du fugitif, du moment où l’eau se ride, du vertige de ce qui tremble sous la lumière. Les Japonais disent que ce n’est pas la fleur de cerisier qui est belle, c’est l’instant bref où elle va se faner.

Cette notion d’impermanence est aussi au cœur de la pensée indienne. Mais à l’opposé de cette vision du vide. Car en Inde, le temps est une véritable force appelée Kâla, étroitement liée à une autre force, Karman, l’action. De ces deux forces dépend tout, l’Univers, l’histoire humaine, l’histoire cosmique…

Kâla, contrôle tout ce qui est. Il n’y a pas de temps vide. En Inde, le vide n’existe pas, tout est « plein » : les temples, les ornements, les sculptures… C’est ce que traduit ce panthéon fourmillant de dieux, ces temples recouverts de figures foisonnantes, la cuisine faite de quantité d’épices, la multitude de langues, de groupes religieux.

L’idée de la réincarnation, bien sûr, modifie d’emblée la perception du monde et influe sur le quotidien. L’urgence n’intéresse pas les Indiens. Le yoga, les longues préparations culinaires ne sont elles pas un éloge de la lenteur ? On raconte que sur les rails du Darjeeling Himalaya Express, figure cette inscription en anglais : « le mot lentement (slow) possède quatre lettre comme le mot vie (life), vite (speed), en compte cinq comme la mort (death) ».

On peut aussi remarquer en Inde que les bâtiments souvent ne sont pas terminés. A cela, si l’on s’étonne, on vous répondra que les Indiens « ont tout le temps ». N’est-ce pas aussi pour cela que la notion de tragique n’existe pas dans le sous continent, contrairement à l’idée que pourrait donner la pauvreté ? Car la tragédie se définit par un acte irrémédiable, par l’arrêt du temps.

Cet arrêt sous tend l’irréparable, le jamais-plus sur lequel s’est fondée la tragédie grecque. Plus tard, en Occident, cette sorte de jubilation de la détresse, de l’irrémédiable va s’exprimer dans la mélancolie. Cette sensibilité très occidentale n’existe pas en Inde, où le temps ne s’arrête jamais. Rien n’est définitif, tout est transitoire… Les choses malheureuses peuvent avoir une fin.

Une revue consacrée au Temps

Le temps a maintenant sa revue dont voici la ligne éditoriale :
"La Revue Temps, science, art, philosophie, trimestrielle, publie des articles issus de différentes disciplines scientifiques et artistiques abordant le thème du temps: physique, astrophysique, métaphysique, philosophie, anthropologie, psychanalyse, littérature, cinéma. 
 Les avancées théoriques et technologiques des dernières années ont permis à la physique de franchir d’importantes étapes conceptuelles et expérimentales, qui font surgir de nouvelles questions de nature à bouleverser les paradigmes sur lesquels reposent les sciences, et par extension, nos sociétés. 
La phrase de Nietzsche, « c’est l’avenir qui définit notre présent », bien que provocatrice, illustre l’idée d’un retournement des perspectives. Les données recueillies ouvrent des perspectives originales, qui obligent la communauté scientifique à reconsidérer certains de ses dogmes. Ces avancées, si elles rencontrent des résistances chez les esprits conformistes, trouvent un écho dans l’histoire de la pensée philosophique et anthropologique, ainsi que dans la littérature, la poésie, le cinéma. La recherche sur le temps est la nouvelle frontière de la connaissance humaine. 
Les articles publiés s’efforceront de rendre compréhensible au lecteur non spécialiste des travaux complexes, afin de lui donner des sujets de réflexion sur sa propre existence.